INTERVIEW d'AGNES HAEGEL - CHEF DE PROJET SUR D-JUMP Ubi Soft Entertainment à Paris. D-Jump, quel intérêt ? Un mix unique entre de l'action et de l'aventure ! Pour l'action, des gameplays très variés : dans la même map, tu sautes, tu combats des monstres à la torche, tu fais du ski nautique, tu te transformes en serpent et tu rampes, tu nages, tu danses même…On a voulu éviter le côté artificiel de la map dans laquelle tu vas sauter de feuille en feuille jusqu'au bout. Et pour l'aventure, un scénario digne de ce nom : une intrigue, des rebondissements, des trahisons, du suspens, des émotions… on en est à 60 pages de scénar, sans les dialogues. Quand tu rencontres un personnage du jeu, tu dois choisir l'attitude que tu as envie d'adopter à ce moment-là (moqueur, paniqué, rusé…) et la suite en dépend : l'aventure que tu vas vivre avec D est unique à chaque fois ! Dans chaque lieu que tu découvres, tu expérimente aussi bien l'action que l'aventure. Sur les 60 personnages du jeu, tu en combats la moitié et tu discutes avec l'autre moitié (parfois les 2). Finalement, D-Jump c'est un peu un esprit sain dans un corps sain…si t'arrives à les conserver ! Comme dans tous les jeux réalisés par Uni Soft,, pas de violence dans D-Jump. Un jeu d'action-aventure sans shoot, on va s'ennuyer ? ! Au contraire, il y a plein de modes d'attaque : explosion des modules du héros, à la torche, lancer de projectiles, lancer de sorts, attaque sous l'eau… on n'aime pas la violence, mais on adore l'action ! Au début du jeu, notre héros, D, se rend compte que son corps a été transformé en bois. Ce qui va le soumettre tout au long de l'aventure à des dommages multiples et variés :il va se faire brûler par le feu, grignoter par les termites, éclater par trop de soleil dans le désert…il va souffrir le pauvre ! Tout ça permet au joueur de vraiment s'investir dans le personnage et les dangers qu'il court, sans qu'on ait à en rajouter question hémoglobine… on préfère les copeaux ! D-Jump sera un jeu difficile ? Plutôt vaste et riche que difficile, mais si tu le termines du premier coup on t'offre ton poids en loukoums ! La philosophie de votre game design ? Diversité, jouabilité, mise en scène ! Dans l'équipe de game design, on a à la fois des gens expérimentés dans le jeu (certains de nos game designers ont participé au premier Rayman, sur lequel j'étais déjà aussi chef de projet), d'autres débutent mais ont par contre une grande sensibilité à la mise en scène qui leur vient d'études de cinéma . Le comportement de la caméra est programmable comme celui des autres personnages du jeu, ce qui permet de rechercher une variété et une interactivité des angles de vues plus intéressante pour le joueur. En alliant tous ces savoir-faire, on devrait arriver à un résultat particulièrement riche. Malgré les contraintes de la 3D temps réel, vous avez l'ambition d'arriver à faire un jeu graphiquement original ? Oui, c'est possible ! D'abord parce que ces contraintes, quand on les connaît bien, on arrive à les détourner. Et surtout parce les graphistes concepteurs de D-Jump ont , à la base, en 2D, une " patte " graphique personnelle. Quasiment tous étaient illustrateurs 2D avant de se mettre à la 3D - d'ailleurs pour mieux opérer ce passage, Cyrille et Mauro, les créateurs des personnages, ont travaillé pendant quelques semaines à modeler des personnages en terre glaise, pour mieux sentir le volume. Certains existent maintenant quasiment tels quels en 3D dans le jeu. Un grand nombres d'illustrations en 2D a été réalisé pour la recherche des ambiances et la création des décors en 3D. Sur D-Jump il n'y a pas un seul créateur du jeu, mais une équipe : tu viens de parler du graphisme, mais pour l'ensemble comment ça fonctionne ? Une bonne équipe, c'est une équipe où chacun est très fort dans sa spécialité, mais aussi où chacun a les capacités de participer et comprendre ce que font les autres métiers. Par exemple, pour expliciter aux animateurs les mouvements qu'ils doivent réaliser, on mime les mouvements et on se filme. Ce sont les membres de l'équipe française (game designers, animateurs ou graphistes) qui " jouent " les différents rôles et reproduisent les animations souhaitées (on ne peut pas le faire avec les personnages de monstres pas humanoïdes du tout, mais on l'a fait pour un babouin, c'et très parlant…) Ca c'est de la polyvalence… Elisabeth, la responsable du game-design de D-Jump a plusieurs cordes à son arc : elle joueuse forcenée évidemment, autant sur les jeux consoles que sur PC (elle dort avec sa Playstation, et quand on embauche un nouveau game designer il doit se mesurer à elle en death-match àQuake, on le prend si il reste vivant plus de 3 mn…) . Mais elle est aussi graphiste de formation, elle sort des arts-déco. Quand on a des personnalités fortes dans l'équipe, c'est bien sûr parfois difficile de nous accorder sur tout. Par exemple, une des références favorite de Stéphane notre scénariste, c'est le Seigneur des Anneaux (qu'il te récite par cœur en anglais) et les contes celtes - et Cyrille notre " lead artist ", quelque chose qui le fait bien rigoler c'est un personnage de monstre qui pète. Parfois ces idéaux sont pas évidents à concilier… Stéphane (le scénariste) et moi, on a souvent des discussions acharnée sur l'auto-censure, on se bagarre sur des questions existentielles comme " est-ce que " chiotte " c'est un gros mot ? "… pour finir, on a surtout cherché à développer pour notre héros un vocabulaire bien à lui, des expressions imagées et inimitables : on préfère " par la Sainte Basket ! " plutôt que " p… m… ". Avec la pression (les délais, la charge de travail, les incertitudes, enfin les affres classiques de la création de jeu), des " pétages de plombs " se produisent de temps en temps, on commence à dire des bêtises… On collectionne ces " perles " dans un fichier secret (il y a en a plusieurs pages..) et on le relit ensuite, ça nous fait bien rire … Je te rassure, il y a plus de bêtises que d'injures ! Finalement, c'est sur la musique qu'on s'entend toujours: on s'est fait des séances d'écoutes de disques pour déterminer ce dont on avait envie pour le jeu, et on est tous d'accord : du groove, du funk qui pulse, du ragga, de la drum'n'bass, du rap cool…tout ça va très bien à notre héros ! Le jeu se réalise en collaboration entre Ubi Soft Montreuil et Ubi Soft Chine… Oui, à Shanghai, 35 personnes (ingénieurs, animateurs et modeleurs 3D) travaillent sur le projet. La conception, les plans , le design et les roughs 2D sont faits ici - nous sommes environ 20 - et là-bas ils réalisent une version des maps et des animations qu'on récupère ensuite en France et qu'on finalise, en collaboration entre les graphistes et les game designers. Pour travailler avec la Chine, on utilise les mails Internet, c'est ce qui marche le mieux. Quand on s'envoie des versions à jour du moteur, ça fait 80 mails d'un coup ! C'est un peu fastidieux mais c'est toujours plus rapide que d'envoyer des CD par la poste… Régulièrement, des gens de l'équipe française (game designers et graphistes) vont en Chine pour regarder avec eux les maps en cours, travailler précisément sur les animations du héros - les plus délicates, sur les spécificités du moteur du jeu, et puis manger du serpent… et des grahistes chinois ou animateurs viennent aussi en France à certaines périodes importantes, pour apprendre à finaliser complètement le travail sur une map, partager nos techniques précises de travail, manger des crêpes… Le problème c'est qu'ils sont tellement excités quand ils viennent en France qu'ils ont parfois du mal à se concentrer sur le boulot. Ils trouvent Paris magnifique, ils photographient tous les chiens qu'ils voient passer dans la rue (parce qu'à Shanghaï il n'y a pas beaucoup de chiens et ils sont tous de la même race), ils vont marchander aux puces… C'est parfois drôle, même si la collaboration est très fructueuse, il y a parfois de drôles de " fossés culturels " entre la Chine et nous. Dans une map on a designé des poules qui sous l'effet de graines magiques se changent en poules-Village People ou en poules-Kiss, et elles dansent YMCA ou bien balancent la tête comme les hard-rockeux. Et bien ça a été très dur de leur faire comprendre à quoi on pensait pour les animations. On a envoyé des petits bouts de clips de Kiss par Internet… mais la danse qu'ils ont animée ressemble plutôt à la danse du thé. C'est rare, mais là on a du refaire ça en France. Un projet ambitieux comme D-Jump, c'est beaucoup de métiers, de gens, de tâches différentes à gérer, il y a forcément des bons moments et des moins bons… Bien sûr, par exemple se rendre compte à l'E3 que quelqu'un d'autre, sur un autre projet, a eu la même idée " géniale " que toi pour ton jeu.. alors tu y regarde de plus près : si l'idée n'est pas mise en scène de la même façon, ou n'est pas bien jouable chez les autres, tu gardes la tienne, sinon tu en cherches une meilleure !… Il faut aussi veiller à rester toujours ouvert aux avis extérieurs (les gens des autres départements d'Ubi Soft en premier, et puis les professionnels qui commencent à voir le jeu, et puis aussi les copains qui passent…) , mais en même temps arriver à tenir sur certaines convictions personnelles qui ne sont pas forcément partagées par tous… pour arriver à faire un jeu qui plaise mais qui ne soit pas un consensus mou ! Un projet long (un an et demi), c'est aussi un projet qui évolue : par exemple quand on démarre on a bien sûr une idée des contraintes techniques par exemple, mais on ne les découvre jamais mieux qu'en expérimentant, et parfois la découverte de nouvelles contraintes, l'évolution du moteur (qui est amélioré en permanence) ou du hardware oblige à recommencer une partie du boulot. Mais c'est pour un meilleur résultat ! Le moment vraiment agréable, c'est quand tu as enfin les éléments constituants de ton jeu (les animations, les maps, les IA…) et que tu intègres tout ça pour faire la véritable mise en scène. Pour D-Jump, on a commencé cette étape bien 6 mois après le début de la prod, c'est long d'attendre ! Et tout d'un coup tu vois se matérialiser ton jeu un peu plus tous les jours… c'est chouette ! Un bon souvenir en particulier ? Ben, 3-0 ! ! ! Non, je veux dire sur le jeu ? S'être fait remarquer à l'E3 avec une pré-pré-pré version. Le jour où le dernier des 25000 mots de dialogue est écrit et enregistré. La distribution des sucettes-sifflet tout à l'heure par Mauro à toute l'équipe. Ce sont des sucettes-sifflet, je crois que les équipes voisines s'en souviendront…